Ce qu'il en reste
Béatrice Ardourel, 69 ans, retraitée, Villegailhenc
J’ai un problème de mémoire. Des souvenirs sont tellement dispersés dans ma tête… que j’ai l’impression d’avoir encore de l’eau dans ma tête. Quand on voit à la télévision des inondations, on se dit: « Les pauvres gens ! Ça doit être terrible de voir sa vie sens dessus dessous ainsi…», même si c’est matériel. Mais quand ça vous touche…
Je me revois… Je n’ai pas dormi de la nuit, je voyais par la fenêtre du premier des voitures avec les clignotants et les phares allumés, une autre klaxonnait, des bruits de fracas incessants. Mon locataire m’appelle et me dit: « Ne t’inquiète pas Béa, il y a un amoncellement de voitures contre ta façade…». À ce moment-là, je ne m’imagine pas qu’il se passe quelque chose au rez-de-chaussée. Jamais je ne me serais imaginé une telle vague. Je suis descendue, il y avait un peu d’eau. Tout était en bas, téléphone, ordinateur, papiers… J’ai pris ce qui me venait à l’aide d’une bougie pour m’éclairer. Les pieds dans l’eau, j’ai monté quatre bricoles et quand je suis redescendue, j’étais persuadée de pouvoir prendre d’autres affaires. Mais l’eau était montée. J’ai eu deux mètres vingt dans mon salon. Je me suis assise sur les marches. Je n’ai plus regardé à l’extérieur. Et au fur et à mesure, je montais les marches. Le piano était penché, tout flottait. On avait rentré du bois dans la cour la veille. L’eau avait déglingué les portes et le bois était rentré. La seule chose que je voyais de l’escalier et qui m’a perturbée, c’est ce bois qui flottait. Alors, je descendais une ou deux marches et je prenais ces morceaux de bois en me disant que j’en aurais besoin pour me chauffer. J’essayais de sauver ce que je pouvais…
Quand le jour pointa, je me suis aperçue que mon monde avait disparu, tout était détruit. Mon cocon était fait, j’étais à la retraite, on avait qu’à s’occuper du jardin. Avec les inondations, c’est un pan de vie qui est parti, avec tous les souvenirs et les gens qui y ont participé. Quand je me suis rendu compte de ce désastre, je suis sortie de ma maison, mais je ne pouvais pas re-rentrer. Je me suis assise sur une chaise, à l’angle de ma rue. Aux moindres personnes qui passaient et qui me demandaient si j’avais besoin de quelque chose, je disais non. Je ne voulais pas qu’on rentre chez moi et voit la maison comme elle était. J’ai fait ça pendant deux jours. Je devais rentrer pour dormir, mais je ne m’en souviens pas du tout. La seule chose que je disais, c’était « je veux un mixeur», parce qu’Alain, mon compagnon, aime la soupe mixée. Et puis, mon amie Coco m’a amenée à la salle polyvalente pour manger et m’habiller.
Au départ, je pensais n’avoir besoin de rien ni de personne. Mais je suis allée voir des psychologues et des thérapeutes. Puis j’ai vu une psychiatre qui m’a fait énormément de bien. Elle a pris sa retraite et je ne fais pas la démarche d’aller voir quelqu’un d’autre. Je suis toujours sous calmants. Quand j’essaie d’arrêter, j’ai des réminiscences qui viennent, mais j’espère y arriver petit à petit. Mes enfants, ma famille sont venus, c’était bien, mais ça ne fait pas tout. Quand il y a un orage, je regarde. Je n’ai pas gardé la peur, mais je suis attentive. Il faut que l’eau passe, s’en aille, et que l’on reprenne sa vie.