PORTFOLIO: Ce qu'il en reste, France: Ce qu'il en reste

Jean Sentenac, 68 ans, vigneron, TrèbesDans la nuit, la rivière n’avait quasiment pas d’eau dans son lit. Il s’est mis à pleuvoir. Nous étions depuis quelque temps sous alerte orange, la énième de l’année. Cela fait cinq générations de vignerons que nous vivons sur ce domaine, donc nous sommes habitués à vivre avec la rivière à côté, avec des inondations. Ma grand-mère n’était pas née, elle est de l’année suivante, mais elle nous a toujours raconté l’inondation centennale de 1891. Ça avait été un cataclysme, avec des morts. La seule maison qui n’avait pas pris l’eau, c’était celle de la famille, où vit ma mère actuellement, car elle était surélevée. Il y a encore quelques années, ni mon père ni moi ne pensions que cela arriverait. Nous avons d’ailleurs construit un peu en dessous en 1988. À cette époque-là, il n’y avait pas d’interdiction. On avait surélevé la maison. Maintenant, c’est considéré comme zone inondable. Cette nuit-là, nous sommes allés nous coucher, il pleuvait fort. J’avais un avion à prendre et j’avais mis le réveil à 4 h . Mais ce n’est pas le réveil qui m’a réveillé, c’est le bruit des tonneaux de bar qu’on utilise comme mobilier devant la maison. Ils se percutaient. À 4 h 30, nous avions de l’eau devant la porte. C’était impressionnant car c’est monté à une vitesse colossale. À ce stade-là, je ne pensais pas que nous aurions de l’eau dans la maison. Nous n’avions rien préparé, nous n’avions pas mis les batardeaux... Mais cela aurait été inutile. Nous n’avons pas eu le temps de sauver quoi que ce soit, voitures, tracteurs... Le temps d’aller chercher un tracteur, j’ai failli me faire embarquer. Je pensais que c’était le maximum qu’il pouvait tomber. Mais il continuait à pleuvoir, toujours aussi fort, aussi dense. À un moment donné, ça s’est stabilisé vers 6 h 30-7 h . Il faisait encore nuit. J’ai repris un peu d’espoir. Et puis en vingt minutes, il est arrivé un mètre de plus. L’eau rentrait dans la maison. On a sauvé l’ordinateur et des papiers, puis on est allé se réfugier à l’étage. Je savais que ma mère, à côté, était surélevée. Je ne voulais pas l’affoler. On avait des arbres qui passaient devant la porte. On a attendu. J’avais de l’eau à mi-cuisse. La décrue s’est amorcée très lentement. On a perdu un chien, l’autre s’est réfugié en haut d’un tas de ferraille.Les trois premiers jours, plus d’électricité, plus d’eau. L’eau n’est pas rentrée chez ma mère, à dix centimètres près ! On a passé quasiment la journée du lundi sans communiquer. Ma mère avait 86 ans. Elle a la culture de la vie au bord de l’eau, elle ne pensait pas vivre ça.Cette vague qui nous a vraiment submergés, le canal qui a crevé ; l’Orbiel et ses affluents, le Trapel qui ont amené tellement d’eau dans la plaine de Villalier et de Malves... Les arches du pont-canal où passe l’Orbiel étaient bouchées par des embâcles, et l’eau a débordé et est passée dans le canal. C’est comme un barrage qui pète. Donc on a eu un mètre d’eau supplémentaire. C’est ce qui s’est passé en 1895, le canal avait crevé. Il faut nettoyer le lit de la rivière. Nous avons eu des dégâts considérables dans les vignes, un mètre soixante d’eau sur quarante-deux hectares ! La cave était submergée. On venait de finir les vendanges, j’avais des cuves en fermentation, des cuves souterraines. La perte s’élève à plus de deux cents hectolitres de vin. Tous les équipements étaient sous l’eau. On a dû redresser les vignes. Les pieds avaient tenu, couchés. Avec beaucoup de travail, d’aide de voisins, de vignerons venus de loin, on a pu tailler. Il y a eu beaucoup de solidarité. Pratiquement deux mois après, il y avait cent vingt personnes sur le domaine. Au travers des syndicats professionnels, des vignerons du Gard sont venus nous aider. En plus, c’étaient des pros ! La vigne est une plante extraordinaire, à force de travail et de remise en état, on a planté des milliers de piques. Quelques parcelles ont été très ravinées et on n’a même pas replanté dessus, mais c’est moins de 1 % du domaine. L’eau est montée tellement haut, elle n’a pas tellement raviné le sol, au contraire elle a déposé du limon. On travaillait jour et nuit pour remettre à niveau le vignoble. La vigne a une telle résilience qu’on a eu une bonne récolte l’année suivante, dans la moyenne des dix dernières années. J’ai fait pas loin d’une vingtaine de déclarations aux assurances. Elles ont bien joué le jeu. Nous avons eu rapidement deux tracteurs neufs. On a réparé deux vieux tracteurs, et beaucoup d’autres matériels. On a fait du tri, on n’a pas tout remplacé, on a réparé. On a sauvé une partie du vin en cave, car elle était fermée. Mais la force de l’eau est inimaginable. L’Aude passait dans la cave avec des troncs d’arbres. Des cuves sont sorties et ont été retrouvées à une centaine de mètres dans les vignes. On voyait les canalisations sur le chemin pour venir à la maison. On a eu trois camions de plus de trente tonnes de gravier pour pouvoir passer. Puis on a eu le Covid et la gelée noire (c’est sec et on descend à - 5 ou – 6 et ça devient marron). On a passé trois à quatre ans à remettre à jour le matériel, donc pendant ce temps on n’a pas investi dans l’innovation. Nous sommes dans une accélération de phénomènes que l’on n’a jamais connus.
Ce qu'il en reste

Jean Sentenac, 68 ans, vigneron, Trèbes 

Dans la nuit, la rivière n’avait quasiment pas d’eau dans son lit. Il s’est mis à pleuvoir. Nous étions depuis quelque temps sous alerte orange, la énième de l’année. Cela fait cinq générations de vignerons que nous vivons sur ce domaine, donc nous sommes habitués à vivre avec la rivière à côté, avec des inondations. Ma grand-mère n’était pas née, elle est de l’année suivante, mais elle nous a toujours raconté l’inondation centennale de 1891. Ça avait été un cataclysme, avec des morts. La seule maison qui n’avait pas pris l’eau, c’était celle de la famille, où vit ma mère actuellement, car elle était surélevée. Il y a encore quelques années, ni mon père ni moi ne pensions que cela arriverait. Nous avons d’ailleurs construit un peu en dessous en 1988. À cette époque-là, il n’y avait pas d’interdiction. On avait surélevé la maison. Maintenant, c’est considéré comme zone inondable. Cette nuit-là, nous sommes allés nous coucher, il pleuvait fort. J’avais un avion à prendre et j’avais mis le réveil à 4 h . Mais ce n’est pas le réveil qui m’a réveillé, c’est le bruit des tonneaux de bar qu’on utilise comme mobilier devant la maison. Ils se percutaient. À 4 h 30, nous avions de l’eau devant la porte. C’était impressionnant car c’est monté à une vitesse colossale. À ce stade-là, je ne pensais pas que nous aurions de l’eau dans la maison. Nous n’avions rien préparé, nous n’avions pas mis les batardeaux... Mais cela aurait été inutile. Nous n’avons pas eu le temps de sauver quoi que ce soit, voitures, tracteurs... Le temps d’aller chercher un tracteur, j’ai failli me faire embarquer. Je pensais que c’était le maximum qu’il pouvait tomber. Mais il continuait à pleuvoir, toujours aussi fort, aussi dense. À un moment donné, ça s’est stabilisé vers 6 h 30-7 h . Il faisait encore nuit. J’ai repris un peu d’espoir. Et puis en vingt minutes, il est arrivé un mètre de plus. L’eau rentrait dans la maison. On a sauvé l’ordinateur et des papiers, puis on est allé se réfugier à l’étage. Je savais que ma mère, à côté, était surélevée. Je ne voulais pas l’affoler. On avait des arbres qui passaient devant la porte. On a attendu. J’avais de l’eau à mi-cuisse. La décrue s’est amorcée très lentement. On a perdu un chien, l’autre s’est réfugié en haut d’un tas de ferraille. 

Les trois premiers jours, plus d’électricité, plus d’eau. L’eau n’est pas rentrée chez ma mère, à dix centimètres près ! On a passé quasiment la journée du lundi sans communiquer. Ma mère avait 86 ans. Elle a la culture de la vie au bord de l’eau, elle ne pensait pas vivre ça. 

 

Cette vague qui nous a vraiment submergés, le canal qui a crevé ; l’Orbiel et ses affluents, le Trapel qui ont amené tellement d’eau dans la plaine de Villalier et de Malves... Les arches du pont-canal où passe l’Orbiel étaient bouchées par des embâcles, et l’eau a débordé et est passée dans le canal. C’est comme un barrage qui pète. Donc on a eu un mètre d’eau supplémentaire. C’est ce qui s’est passé en 1895, le canal avait crevé. Il faut nettoyer le lit de la rivière. Nous avons eu des dégâts considérables dans les vignes, un mètre soixante d’eau sur quarante-deux hectares ! La cave était submergée. On venait de finir les vendanges, j’avais des cuves en fermentation, des cuves souterraines. La perte s’élève à plus de deux cents hectolitres de vin. Tous les équipements étaient sous l’eau. On a dû redresser les vignes. Les pieds avaient tenu, couchés. Avec beaucoup de travail, d’aide de voisins, de vignerons venus de loin, on a pu tailler. Il y a eu beaucoup de solidarité. Pratiquement deux mois après, il y avait cent vingt personnes sur le domaine. Au travers des syndicats professionnels, des vignerons du Gard sont venus nous aider. En plus, c’étaient des pros ! La vigne est une plante extraordinaire, à force de travail et de remise en état, on a planté des milliers de piques. Quelques parcelles ont été très ravinées et on n’a même pas replanté dessus, mais c’est moins de 1 % du domaine.  

L’eau est montée tellement haut, elle n’a pas tellement raviné le sol, au contraire elle a déposé du limon. On travaillait jour et nuit pour remettre à niveau le vignoble. La vigne a une telle résilience qu’on a eu une bonne récolte l’année suivante, dans la moyenne des dix dernières années. J’ai fait pas loin d’une vingtaine de déclarations aux assurances. Elles ont bien joué le jeu. Nous avons eu rapidement deux tracteurs neufs. On a réparé deux vieux tracteurs, et beaucoup d’autres matériels. On a fait du tri, on n’a pas tout remplacé, on a réparé. On a sauvé une partie du vin en cave, car elle était fermée. Mais la force de l’eau est inimaginable. L’Aude passait dans la cave avec des troncs d’arbres. Des cuves sont sorties et ont été retrouvées à une centaine de mètres dans les vignes. On voyait les canalisations sur le chemin pour venir à la maison. On a eu trois camions de plus de trente tonnes de gravier pour pouvoir passer. Puis on a eu le Covid et la gelée noire (c’est sec et on descend à - 5 ou – 6 et ça devient marron). On a passé trois à quatre ans à remettre à jour le matériel, donc pendant ce temps on n’a pas investi dans l’innovation. Nous sommes dans une accélération de phénomènes que l’on n’a jamais connus.