Ce qu'il en reste
Thérèse Del Vals, 64 ans, retraitée, Saint-Hilaire
J’habite cette maison depuis 2017. Je suis une nature forte, je suis combative. À 2 h 30 du matin, j’ai entendu la box faire du bruit. Je suis descendue, il n’y avait pas de lumière. Je suis remontée, j’ai ouvert la fenêtre de la chambre. Il pleuvait mais pas fort. Je ne voyais rien, il n’y avait pas d’éclairage public. Mais j’entendais un grondement au loin, ce qui m’a beaucoup frappée.
Je m’interroge encore, mais je pense que j’entendais un roulement de rivière, en continu, comme s’il y avait quelque chose qui déferlait. La chronologie est compliquée. Mon portable a sonné, c’était ma cousine, complètement affolée : « Tu n’es pas inondée ? Va-t’en ! » Elle me parle de sa sœur, Christianne [Moreno] à Villegailhenc : « La maison est inondée, elle est accrochée au lavabo. Il n’y a plus la cabane, elle est partie avec Sébastien et le chien. Et Claude est accroché à un arbre, et il ne va pas tenir longtemps.» Alors je lui réponds : « Pourquoi tu me dis tout ça, je ne peux rien faire ! » Elle : « Je sais, mais j’ai besoin de le dire. ».
Toute la nuit avec ma voisine d’en face, on se faisait des signaux lumineux avec le téléphone, pour se rassurer. On ne pouvait pas se parler, il y avait trop de bruit. L’eau continuait à monter. J’ai été très passive, je n’ai rien essayé de sauver. Tout flottait dans la pièce principale. Je me suis assise et j’ai regardé. Les mécanismes électroniques des voitures étaient bloqués, tout sonnait, c’était horrible. Je me suis couchée habillée sans me rendre compte que j’étais mouillée, j’étais dans un état de léthargie complète. Je suis sortie vers 5 h, j’ai ouvert la porte et toute l’eau est rentrée. J’ai refermé, mais ça continuait. On était entouré d’eau. Je voyais des masses d’objets passer. Dans les jours qui ont suivi, j’étais désemparée car je n’avais plus de chaussures. On m’a donné une paire, et ça m’a bouleversée. Je viens d’une famille espagnole très pauvre, nous étions sept enfants et mon père était malade. Quand j’étais petite, on n’avait pas de quoi manger. Mes parents sont venus en France pour travailler mais ils n’avaient rien. « Une main devant une main derrière », comme on dit.
Les trois premiers jours, j’ai cru que c’était un seul jour. Je dormais chez une amie. Je ne me suis pas lavée ni brossée les dents ou changée, je me couchais habillée, je ne pouvais pas. J’avais l’impression d’être une souillon. Dès que j’ai pu, avec mon frère, nous sommes allés à l’Ehpad voir ma mère. Elle avait un lit Alzheimer, elle avait froid, les volets étaient fermés. « Tengo frio, Tengo frio », me disait-elle. Mon frère s’est occupé de maman et moi je suis revenue chez moi. Elle a beaucoup souffert. Elle n’a pas pu le dire, avec Alzheimer, elle est partie à l’Ehpad de Limoux et elle a cessé de s’alimenter. Quand j’ai pu trouver une voiture − il n’y avait plus de voiture en vente sur l’Aude – j’allais la voir. Je lui donnais à manger, mais elle ne savait plus déglutir, elle gardait la nourriture dans les joues. Elle est morte un mois après. Elle s’est laissée mourir. Je sais qu’il n’y a pas eu de mort à Saint-Hilaire, mais pour moi, ma mère est morte à cause des inondations.