Ce qu'il en reste
Christianne Moreno, 70 ans, retraitée, Villegailhenc
Dans l’après-midi, j’étais chez ma sœur à Pesens. Elle me dit qu’il y a une alerte. Alors cela m’a interpellée, car j’ai très peur de la pluie et de l’orage depuis que ma mère avait été inondée avec quatre-vingts centimètres d’eau chez elle en 1972 à Saint-Hilaire. J’ai toujours en tête ces eaux boueuses. Quand je rêve, c’est toujours des eaux boueuses, et donc j’ai très très très peur. De retour à la maison, une amie qui était passée prendre le thé m’a aidée à rentrer les affaires que j’avais dehors sous la véranda. C’était la fin de journée et le ciel s’est assombri. Mon amie est rentrée chez elle avant qu’il pleuve. Quand j’ai revu ma sœur le lendemain de la crue, elle me dit: « Christianne, hier tu redoutais quelque chose », et c’était vrai.
À 20 h , on se met à table avec mon mari et mon fils Sébastien. Je dis à mon fils: « Méfie-toi, il va pleuvoir ce soir.» Il avait construit dans l’abri de jardin un studio de musique. Il adorait la musique. Après le repas, son chien ne voulait pas y aller. Mais Sébastien est quand même allé dans son studio, le cabanon au fond du jardin. Je lui ai dit: « Rentre à 22 h 30.» Il m’a dit : « d’accord ». En principe à 22 h 30, il est à la maison. On monte se coucher. Puis vers 23 h 30, j’entends du bruit. Je me mets sur le bord de l’escalier, et comme d’habitude je l’appelle: « Sébastien, Sébastien». Mais là, il ne me répond pas. Je prends le téléphone, je deviens hystérique. « Sébastien, dépêche-toi de revenir, j’ai peur.» Lui me dit calmement : « Maman, n’aie pas peur. Il ne pleut pas.» J’insiste : « Dépêche-toi, rentre ! » J’étais hystérique. Je dis à mon mari: « Claude, je sens qu’il va y avoir quelque chose.» Et là, il a compris.À un moment, j’entends un grondement. Toujours avec le téléphone et mes lunettes, je descends au rez-de-chaussée. J’entends un bruit: « plouf ». C’était un geyser provenant de la bouche d’aération. Mon mari me dit: « Christianne, il faut colmater.» Je le regarde, il ne comprend pas. Je lui donne un drap et il le fourre là-dedans. Et puis, il me dit: « L’eau, l’eau, l’eau, Christianne, dépêche-toi ! » Il veut sortir bouger les voitures, je l’attrape par la main, je le supplie de rester avec moi. « Claude, ne me laisse pas, tu sais que j’ai peur de l’eau.» Quand il se relève, on entend le courant, et j’ai entendu Sébastien crier.
Mon mari est sorti, et la vague est passée sous le porche, elle a tout explosé. L’eau rentrait tellement dans la maison qu’il s’est retrouvé coincé. « Christianne, ouvre-moi, ouvre-moi ! » Quand j’ai essayé, il y avait déjà les meubles de la cuisine qui se déplaçaient. Il s’est accroché à la grille de la fenêtre. L’eau est montée à grande vitesse. Je ne sais même pas si vous pouvez le comprendre. Je voyais mon mari à travers la vitre, il s’était accroché aux grilles de la fenêtre. Avec la pression de l’eau, la vitre a explosé. Les meubles venaient me taper.
Il me dit : « Laisse-moi, monte, monte, tu ne sais pas nager.» Et l’eau me poursuivait dans les escaliers, j’ai perdu mes chaussures. J’étais tellement en état de choc, et en même temps mon cerveau me disait: « Christianne, il faut que tu t’en sortes.» Je suis montée sur la vasque de la salle de bains, il y avait du limon partout. J’ai appelé les urgences, je suis restée au téléphone avec un monsieur. Il fallait que je parle à quelqu’un. D’un seul coup, l’eau est redescendue, mais je me suis dit, j’ai perdu mon mari. Mon fils, c’était un fait. Le monsieur des urgences me disait d’ouvrir la fenêtre. Je ne pouvais pas. Il me disait : « Prenez sur vous, ouvrez-la! Peut-être que votre mari est là ! » Quand j’ai réussi à ouvrir la fenêtre, mon Dieu, toute cette étendue d’eau, ce n’est pas possible. J’appelle mon mari: « Claude, Claude ! » Et à un moment, j’entends une voix d’outre-tombe : « Oui Christianne. » Je ne le voyais pas. Il était dans l’olivier. Il n’avait pas eu la force dans les bras pour se tenir à la grille. Il s’était lâché, et avec les talons avait donné une impulsion pour remonter à la surface. Il a attrapé une poubelle qui flottait, et puis il est allé se réfugier dans l’olivier. Il y est resté pendant cinq-six heures. Il ne pleuvait plu, il bruinait. «Christianne, je ne sais pas si je vais tenir.» Il fallait que je lui parle, pour qu’il tienne le coup. Les scaphandriers sont venus le chercher à 5 h du matin. Quand ils l’ont pris, il était couvert d’escarres tellement il avait forcé pour s’accrocher. C’était la Bérézina, on aurait dit la guerre avec toute cette boue. Tout avait été dévasté. J’avais vu tellement d’eau. Je me disais, il sait nager ce gosse, peut-être qu’ils vont me le retrouver, peut-être qu’il a pu... mais... c’était trop grave.
Ils l’ont retrouvé le mardi, sur un arbre. C’est une petite fille qui l’a découvert en allant au jardin. Sébastien avait 42 ans, il vivait avec nous car il avait des problèmes de santé. Mon autre fils, Christophe, a 51 ans. Cela faisait 47 ans que l’on vivait dans cette maison. On est resté deux ans et demi dans un appartement à Carcassonne. Puis, on a fait construire ici. Nous n’avons jamais envisagé de partir. Je connais les gens ici, et je peux aller au cimetière à pied.