PORTFOLIO: Ce qu'il en reste, France
C’est difficile de s’adresser à quelqu’un pour expliquer ce que l’on a vécu. […] En revanche, si je fais le détour par l’œuvre, si j’éloigne l’information, je communique mieux avec vous parce que je ne suis plus seul au monde avec mon fracas intérieur, avec ma blessure invraisemblable. Parce que j’ai réussi à en faire une représentation que l’on peut maintenant partager. On habite enfin le même monde. Boris Cyrulnik, Je me souviens, L’Esprit du Temps, 2009
Aude, France
Il y a une date: le 15 octobre 2018. Il y a des faits: une crue exceptionnelle, 257 communes de l’Aude touchées, 15 morts, 99 blessés, d’importants dégâts matériels… Ces intempéries figurent parmi les plus violentes et dévastatrices depuis une dizaine d’années en France. C’est, par définition, une catastrophe naturelle. Depuis la fin du xxe siècle, ces évènements climatiques sont de plus en plus importants sur la planète. De nos jours, ce qui relève du caractère « extraordinaire», c’est la multiplication, la répétition de ce genre de désastre à une petite échelle, qui n’en demeure pas pour autant moins importante.
En France, le risque d’inondation est le premier risque naturel: il concerne plus de 17 millions de personnes, soit près d’un Français sur quatre. Alors que j’écris ces lignes, en mars 2024, dans le département du Gard, huit personnes ont encore perdu la vie suite à la tempête Monica. Cela n’arrive plus seulement dans un pays lointain.
Que reste-t-il aujourd’hui des traces de la crue du 15 octobre 2018 dans l’Aude ? Pour cet essai photographique, j’ai rencontré des habitants sur trois territoires distincts qui furent fortement impactés: Villegailhenc, Trèbes, Saint-Hilaire.
C’est dur ce que vous nous demandez de faire, m’a-t-on dit un jour en réunion publique, alors que je venais présenter ma résidence et la nécessité de mener des entretiens. L’acte de prise de vue n’est autre que celui de sauvegarder, pour garder en mémoire, ce qui se passe sous nos yeux: le présent. Ici, la particularité était que ce projet ne pouvait fonctionner dans sa dimension historique qu’au travers d’une conversation entre le portrait et le récit des sinistrés, et la collecte des images d’archives que ces derniers conservaient. Concevant l’importance de ce travail de mémoire collective, certains d’entre eux ont pris le temps de me recevoir, et de revivre cette nuit-là, pour nous la raconter. Ainsi, c’est quatre ans après la catastrophe que les prises de vues et les entretiens ont été menés, entre février 2022 et mai 2023. Souvent, la notion du temps lors de cette tragique nuit devenait floue, les repères partaient en éclats, mais l’essence même du vécu est toujours bien ancrée.
Quand la vulnérabilité humaine est mise au défi, la résilience apparaît comme une bouée de sauvetage: c’est-à-dire la capacité qu’un être vivant génère afin d’absorber un choc, un traumatisme, et ensuite à retrouver ses fonctions initiales. Cela va bientôt faire six ans que cette crue a eu lieu dans l’Aude, mais pour les personnes affectées, c’était hier. Il y a ceux qui se relèvent de suite pour survivre, ceux qui, sous le choc, figent cet évènement dansle temps, ceux qui en parlent tous les jours, ceux qui taisent le souvenir pour mieux l’oublier, ceux qui ont quitté les lieux, ceux qui ont reconstruit coûte que coûte.
Lorsqu’un évènement ne prend pas corps au travers d’images, de mots, s’il n’est pas matérialisé, il tombe dans les abîmes d’une mémoire collective où la transmission orale au fil du temps devient fragile et approximative.
Mais il n’est pas trop tard: ces gens se souviennent de ce chaos que nous, spectateurs, lecteurs, nous devons tenter de ressentir. Ils nous le transmettent: la nuit noire, le geyser surgissant des canalisations, un silence d’outre-tombe, le cognement des cuves de fuel dévalant les rues, des voitures qui s’entrechoquent, ces odeurs nauséabondes qui se mélangent, le cri d’un voisin au loin puis plus rien (« est-il toujours vivant? »), des sirènes qui passent mais ne peuvent s’arrêter (« pourquoi? »), l’eau, la boue et la boue encore qui colle à tous les souvenirs ; ce lendemain où l’aube dessine une scène de carnage; et tout ce qui advient de ce déluge, survivre pour continuer… Vivre.
En recueillant leur histoire, c’est notre histoire contemporaine qui s’inscrit dans le temps. C’est préserver l’invisible et permettre aux générations suivantes de comprendre ce qu’il en reste.
Viviane Dalles, mars 2024
Extrait du portfolio comprenant 37 témoignages conçu dans le cadre d'une résidence avec le Graph, Carcassonne, 2022-2023.